"L'Autre" dans Lord Jim

by "WhatMaisieKnew" (agrégation externe 2004)

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Le commentaire lapidaire de E. M. Forster à propos de l'art de Joseph Conrad ("the secret casket of his genius contains a vapour rather than a jewel") pourrait se révéler bien plus pertinent qu'il n'y paraît à première vue. Car Joseph Conrad, loin d'épouser la vision téléologique classique de la représentation fictionnelle et narrative, semble justement s'attacher à, littéralement, sonder le réel, s'enfoncer dans "that lonely region of stress and strife" ("Preface", The Nigger of the Narcissus). Une démarche que l'on peut lier à la profonde conscience de son altérité au sein de l'Angleterre à la charnière des 19e et 20e siècles, lui qui, né en Pologne, décida de s'exiler et choisit la mer - "the destructive element" - pour, finalement se consacrer à l'écriture dans une langue bien différente de sa langue maternelle. L'exilé est fondamentalement "l'autre", même s'il s'efforce parfois, comme le fit Conrad, de recréer une communauté humaine (l'équipage d'un navire, par exemple).
C'est dire que le thème de "l'autre" et les notions qui en découlent (l'altérité, l'absence et/ou la présence à soi, le sujet "rêvé" et sa confrontation au réel) sont des Leitmotive de l'oeuvre de Conrad. C'est dire aussi que la recherche de tout "joyeau" ("jewel") lui est étrangère.
"L'autre" dans Lord Jim - tout comme dans d'autres oeuvres de l'auteur - ne peut être analysé sans référence aux "autres", les occidentaux exilés, mais aussi les autochtones, ou encore les interlocuteurs du narrateur/conteur, Marlow. Se construit-on un "autre" en soi, se rêve-t-on autre, tel Jim, nommé successivement "Tuan" Jim, puis "Lord" Jim? Quoi qu'il en soit, l'altérité - cet être autre - doit être décelée non à travers les seuls personnages, mais bien à l'intérieur du récit, un récit qui semble démontrer que l'univocité se fond dans une multitude d'idiomes, la voix de Marlow ne pouvant s'appréhender que par cet autre de la parole, à savoir l'écriture. Il conviendra enfin de s'interroger non sur le sens de l'autre, non seulement sur les implications de cette altérité, mais plutôt sur l'indifférenciation qui se trouve au coeur du récit, à travers la masse sombre des pélerins du Patna, et les ombres et autres "vapeurs" qui estompent les contours du réel.

 

Lord Jim est habité d'une multiplicité de voix et de langues. Cette polyphonie informe la première partie du récit (du début à l'épisode de la rencontre entre Stein et Marlow, chapitre XX). L'autre est alors l'étranger - allemand ou français - et l'idiosyncracie de sa langue est représentée par l'auteur, notamment celle du skipper allemand du Patna incapable de prononcer correctement les "p" et "v". Il y a ensuite l'officier français, dont Conrad ponctue le discours anglais hésitant par du vocable français (de même que l'auteur lui-même décrivait la souffrance qu'il y a avait à écrire, lui qui devait "traduire" du français - sa deuxième langue - pour composer en anglais). Il y a enfin Stein, citant Goethe et introduisant dans son discours un langage autre que la langue anglaise. C'est déjà bien une forme d'exil que cette polyphonie nous donne à voir [écouter] et que ces êtres étrangers à la langue, autres au sein même de leur voix, semblent montrer.
Au contraire de cette polyphonie, l'absence de discours est ce qui rassemble les "autres", que ceux-ci soient la masse sombre et indifférenciées des pélerins, passagers du Patna ou les interlocuteurs de Marlow, lesquels à la fin du récit de ce dernier, s'éloignant dans la nuit, silencieux car conscients qu'ils n'ont rien à ajouter, n'ont rien à dire: l'histoire de Jim appelle l'absence de discours.
En contrepoint au caractère quasi-onirique de ces masses silencieuses, Jim se distingue par la "blancheur" de son apparence, de sa silhouette, ainsi que par sa singularité: il est un être à part. Lors de ces premières évocations de Jim, le narrateur semble ainsi poser la thèse selon laquelle les autres seraient indissociables de la masse et de l'obscurité, alors que le blanc serait le signe de l'unicité, la négation de l'autre en soi. Ce que dément bien vite le premier narrateur ("frame-narrator") lorsqu'il décrit l'adolescence de Jim: se rêvant autre à travers la littérature "légère" ("light literature"), il contruisait dès lors l'autre en lui et amorçait un processus "d'aliénation" qui devait aboutir à la désarticulation du lien entre sujet pensant et sujet/corps agissant. L'épisode du Patna, la "chute" de Jim lors de sa désertion de l'embarcation et de ses passagers peut être considéré comme une "épiphanie" en creux, une épiphanie inversée. Jim semble se découvrir autre à ce personnage-héros qu'il avait rêvé.
L'autre moment d'épiphanie du récit - celui éprouvé et raconté par Stein lorsqu'il s'empare du papillon dont il rêvait - sert de contrepoint au douloureux éveil de Jim lors de l'épisode central. Doit-on dès lors considérer Gentleman Brown comme "l'alter ego" de Jim? Caricature du héros qu'il souhait construire, Gentleman Brown paraît bien être issu de cette littérature d'aventure dont Jim était friand... à cette différence près qu'il représente non le héros, mais l'anti-héros, l'être méprisable. En se rêvant "autre" à travers ces récits d'aventure, Jim se découvre être cet "autre" du héros, son antithèse. La parenté entre "Tuan Jim" puis "Lord Jim" se trouve renforcée par le "Gentleman" de "Gentleman Brown", comme si, par la fonction de nommer, les deux personnages devenaient des doubles, des images symbolisant l'autre en soi.

Peut-on toutefois parler d'une image de Jim dans le récit? Il semble au contraire que le personnage subisse l'effet kaléodoscopique dû à l'hétérogéité des modes de narration utilisées par Conrad. C'est donc une image démultipliée et équivoque que le narrateur principal ("frame narrator"), que la voix et la parole de Marlow et, enfin, que le récit écrit de Marlow lu par l'interlocuteur privilégié renvoient au lecteur. J'im n'est-il ainsi qu'un assemble d'autres sans origine? le récit n'est-il qu'un assemblage d'éléments disparates, un oxymore, une image tournant sur elle-même? Quoi qu'il en soit, les images de Jim démultipliées par les différents points de vue et disséminées dans le roman par les nombreux commentaires émis sur sa faute (ceux de Capitaine Brierley, de l'officier français, de Marlow, de Stein et de Jewel, notamment) font du portrait de Jim une suite d'anamorphoses. Il est à la fois, dixit Marlow, "one of us", mais après sa mort est jugé par le même narrateur "not good enough". De même, il est successivement décrit comme un "cur", un "specimen" puis est assimilé par Stein à quelqu'un insecte rampant à la recherche d'un refuge pour se cacher. Mais c'est l'insistance de Marlow à rappeler au lecteur que Jim est "one of us" qui illustre le mieux les altérités de Jim.
Comme l'a récemment observé un récent critique de Conrad et de Lord Jim [Claude Maisonnat, Lord Jim, Armand Colin-Cned, 2003], l'expression maintes fois utilisée par Marlow peut être analysée comme un oxymore: alors que "one" (origine de "an") ne peut se référer à un élément déterminé - et ne peut donc représenter ni un sujet ni un point stables - le pronom "us" est englobant mais son référent n'est pas précisé. Si Jim est "indéfini" ou "indéterminé", quel "autre" est-il et quelle est la fonction de l'autre dans le récit? L'autre aurait-il remplacé le sujet des Lumières, le sujet raisonnant?
Cette hypothèse semble être, sinon confirmée, du moins rendue plausible par les paroles de Jim rapportées par Marlow. Jim termine son récit de l'incident du Patna par ces mots: "I had jumped... [...] it seems". L'utilisation du "past perfect" (("I had jumped"), d'une part, et la post-qualification de l'énoncé par "it seems", d'autre part, suggèrent un déplacement temporel et ontologique (de "I" à "it"). En se désolidarisant de son "je" temporellement et en mettant en parallèle ce "je" et le "il" neutre, Jim cesse d'âtre agent pour devenir un expérient abstrait (on peut faire un rapprochement entre le "one" dans "one of us" et le parallèle I/it).

L'autre de Jim serait donc un avatar de la réification du sujet et de la mise en abyme du "je" que l'emboîtement des modes de narration met en oeuvre. Le récit Lord Jim n'est pas moins l'effet d'une dissémination (des voix, des métaphores, des symboles) que le sujet lui-même. Tout comme l'unicité du sujet, l'unicité de la structure de Lord Jim est rompue par l'irruption de Stein dans la narration, épisode qui se situe à la charnière entre la première partie (l'évocation de l'incident du Patna) et la seconde partie (le compte-rendu écrit de Marlow des événements de Patusant). L'oeuvre se trouve ainsi fissurée, coupée en deux [au milieu de son "tout" - its whole], à l'image des papillons de Stein. Conrad essaie-t-il là de conjurer la dissolution du sujet du récit et du sujet Jim en une accumulation "d'autres" sans origine? L'expression de Stein "a clean slate" pourrait suggérer la création d'une monde fictionnel où les sujets pourraient se reconstruire.
Toutefois, les modalités de la narration semblent infirmer cette idée. Car la mise en abyme du sujet est inscrite dans la trame et lui donne forme. Le narrateur principal - frame narrator - se retire pour donner parole à Marlow, mais cette parole s'éteint, ne subsistant que grâce à la médiation de l'interlocuteur "privilégié" - cet "autre" de Marlow, du lecteur, voire "l'autre" de l'auteur. Patusan est ainsi un monde fictionnel créé par le discours écrit de Marlow, puis lu par cet autre de Marlow et du lecteur. La voix de Marlow est transfigurée, faite autre et ne peut être appréhendée que par la graphie. Ce faisant, l'illusion de l'univocité et de l'origine du discours fait place à une "dé-légation" de la voix à l'écriture, à un nouveau questionnement du sujet à travers ce phénomène (celui de de-legere - latin pour lire, lequel est proche du grec logos). La voix de Marlow disparaît avec la lecture de son autre, son "interlocuteur", et son message est ainsi différé tout au long de la deuxième partie du récit. Il est significatif que, lors de l'entretien entre Marlow et Stein, Stein disparaisse physiquement derrière la fumée de son cigare, alors que son rire puissant retentit. Le rire remplace le récit (le logos) et l'origine de ce rire (Stein) est absent, ou du moins invisible: résultat d'une écriture qu'un lecteur de Conrad a qualifiée de "spectrale" [Claude Maisonnat, op. cit.].

 

La figure de "l'autre" dans Lord Jim se présente comme l'indéterminé, l'indéfini (le "one" de "one of us"), mais également comme l'indifférencié - comme le suggère la masse des passagers du Patana. "L'autre" est dans les fibres mêmes de la trame - non seulement à travers le schéma polyphonique de la première partie, mais encore à travers le Leitmotiv de l'exil et celui de la délégation de la parole à l'écrit. Selon Fredric Jameson (The Political Unconscious), Conrad, contrairement à Henry James, ne fait plus de la psychologie l'élément structurant de son oeuvre. Il est, en revanche, l'un des premiers auteurs modernes à fonder l'oeuvre sur le "symbolique" (la chora selon l'expression de Julia Kristeva [... et de Platon]). Autre Leitmotiv de Lord Jim, l'expression de Marlow - "he is one of us" - est comparable à un oxymore niant l'essence du sujet, son origine, et faisant de ce sujet un "autre" sans cesse différé, une image parmi d'autres dans la vision kaléidoscopique de Joseph Conrad. L'autre pointe-t-il vers l'absence d'origine du sujet, vers les cercles concentriques, excentriques répétés graphiquement par Stevie dans The Secret Agent? Les deux endroits ["places"] centraux de l'oeuvre - Patna et Patusan - offrent peut-être un début de réponse: dans la graphie de Pat-us-an, se retrouvent le "us" et le "an" ("one") du Leitmotiv de Marlow. L'autre serait bien l'indéfini, comme l'est le sujet: "one of us".